Charles IV de Bohême
Enlèvement à Paris
traduit par Andrea Rychtecky Riond
P. 35 - 38
Autour d'elle, il faisait presque entièrement nuit. Quand elle put s'orienter un peu, elle constata qu'elle se tenait dans l'herbe au bord d'une rivière et qu'à sa droite se trouvait un mur en pierres non équarries. Elle regarda jusqu'à quelle hauteur il s'élevait et vit qu'au-dessus d'elle se dressait une imposante tour de château. En fait, elle ne voyait que sa silhouette complètement noire qui se détachait sur un ciel étoilé illuminé par une lune argentée, pareille à un œil de poisson. Le ciel brillait de tant d'étoiles qu'on ne savait plus où donner de la tête. Bara n'avait encore rien vécu de pareil. Elle se rappelait que son papa avait raconté une fois qu'on ne voyait que peu d'étoiles en ville à cause de la pollution urbaine : l'éclairage public et la lumière des fenêtres sont si forts qu'ils empêchent de les voir. Et le ciel prend une couleur brunâtre, surtout lorsqu'il est couvert. Dans ce cas-là, la lumière se reflète sur le dessous des nuages. Toutefois, en montagne, sur des îles désertes ou en Antarctique, bref, dans des endroits loin des villes, on voit bien plus d'étoiles et le ciel y est noir comme du velours. Et ce ciel-là était noir comme du velours et brillait comme s'il était parsemé de diamants.
Je dois être au bon endroit, estima Bara. A l'époque d'Achille, il n'y avait pas encore
d'éclairage public, alors la nuit était plus noire, donc on voyait plus d'étoiles. Il est probable
que je me trouve près de la ville qu'on voyait au loin, lorsque je me suis retrouvée à
l'assemblée - je suis sûrement près de Troie ! Mais qui donc chante ici ?
Elle longea le mur dans la direction d'où venait le chant.
Dès le premier pas, elle se rendit compte qu'elle ne portait pas ses propres habits, parce qu'elle marcha sur le bas de sa robe et faillit trébucher. Celle-ci était coupée dans un lourd tissu tombant dont elle n'arrivait pas à deviner la couleur dans la nuit. Elle avait l'impression qu'elle était rouge. Le tissu était brodé de magnifiques fleurs de la même couleur que le fond, mais avec un fil brillant, ce qui permettait de les distinguer dans la lumière de la lune. La robe était non seulement longue, tombant jusqu'au sol, mais également large ; Bara devait la relever pour pouvoir avancer. Au niveau du corps, la robe était au contraire très serrée, fermée sur le devant par de nombreux petits boutons cousus tout près l'un de l'autre. Elle avait des manches étroites et un décolleté ovale qui lui découvrait pratiquement les épaules.
Tenant le bas de sa robe dans sa main, Bara continua son exploration.
Derrière la tour, elle aperçut le chanteur baigné par la lumière argentée de la lune. Elle même resta cachée à l'ombre du mur, ou plutôt de la muraille. Le garçon devait avoir quatorze ou quinze ans. Il était grand, visiblement sportif et avait les cheveux foncés. Mais il n'était certainement pas habillé comme Achille. Il portait une sorte de manteau moulant ceint, à manches étroites, qui lui arrivait sous les fesses et un pantalon serré. Une cape lui retombait des épaules. De tels habits pour des Troyens ? s'étonna Bara. D'après les images qu'elle avait vues dans le livre des contes et légendes grecs d'Eduard Petiška, elle avait l'impression que Troyens et Grecs portaient tous des habits qui rappelaient plutôt une chemise drapée sans manches qui allait jusqu'à mi-cuisse et ceinte par une sorte de cordon. Et même les Grecques n'étaient pas vêtues de la manière dont l'était Bara en ce moment. Ou… serait-ce un vêtement d'hiver ? se demandait-elle. Même en Grèce il doit faire froid parfois. Ça doit être comme ça, conclut-elle, parce qu'elle se rendit compte qu'il faisait vraiment plus froid qu'à la maison.
Le garçon continuait à chanter et regardait en même temps vers l'unique fenêtre éclairée
en haut de la tour. Il avait vraiment une jolie voix. Soudain, on entendit des cris et un bruit
sourd qui provenaient de la fenêtre ; le garçon eut juste le temps de faire un saut de côté et
d'éviter la trombe d'eau que quelqu'un avait rageusement déversé de la fenêtre.
Malheureusement, il sauta en plein sur Bara et tous deux se retrouvèrent par terre. On
entendit claquer la fenêtre avec fracas.
Le garçon tordit les bras de Bara derrière le dos par une prise expérimentée et s'assit à
cheval sur elle pour la maintenir au sol.
« Qui es-tu ? Que fais-tu ici ? Tu m'espionnes ? » siffla-t-il entre les dents.
« Tu me fais mal ! Lâche-moi immédiatement ! » glapit Bara et c'est seulement à ce moment-là qu'elle se rendit compte qu'elle ne parlait pas le tchèque. Le garçon non plus ne parlait pas le tchèque.
Effectivement, il la lâcha sans attendre et l'aida même à se remettre debout. Elle le repoussa
avec colère et se mit à épousseter l'herbe et les feuilles sur ses habits.
« Pardonne ma brutalité, damoiselle. » Le garçon s'inclina courtoisement. « Dans la nuit, je
ne me suis pas aperçu que j'avais affaire à une jeune fille… D'après tes habits, je conclus
que tu fais partie de la suite d'un des hôtes royaux… »
« Où suis-je ? » dit-elle sans réfléchir.
Le garçon resta interdit.
« Tu es à Paris, à la cour du roi Philippe, sixième du nom, par la grâce de Dieu roi de
France », répondit-il. « Mais ça, tu dois certainement le savoir, si tu es arrivée ici avec…
avec qui, au fait ? »
La catastrophe ! Bara comprit la situation en un éclair.

P. 61 - 62
Les appartements de Charles se composaient d'une petite chambre à coucher et d'une pièce que Bara aurait appelé un salon, si elle ne se trouvait pas dans un château médiéval. C'était une salle relativement vaste avec une cheminée de taille respectable, dans laquelle dominait une table massive sculptée. Il y avait ensuite quelques chaises et des coffres recouverts de tapis et de coussins tissés ; des éléments d'armement de chevalier, légèrement différents de ceux que Bara avait vus dans les châteaux et les palais qu'elle avait visités avec ses parents, étaient accrochés au-dessus, sur les murs. Cet armement-ci était très clairement utilisé. Il sentait l'huile et portait des traces de coups – des creux plus ou moins profonds. Non loin de la fenêtre vitrée, constituée de petits disques de verre reliés par de petits cadres en métal, se trouvait une sorte de pupitre, sur lequel était appuyé un livre. Et quel livre ! Haut d'au moins un demi-mètre, bien épais, et avec des pages jaunâtres. Bara ne savait pas si elle devait d'abord admirer l'armure ou le livre.
« C'est joli ici » complimenta-t-elle Charles sur son chez-soi. Elle montra l'armure du doigt :
« C'est à toi ? »
« Oui » hocha Charles la tête et tira Bara vers le livre. « Regarde-moi ça. » Il effleura quasi religieusement une page, comme s'il voulait le caresser. Au premier regard, les pages se révélaient couvertes d'une écriture soignée et les lettres au début des chapitres étaient grandes et ressemblaient à des images – elles étaient entremêlées de personnages, d'animaux et Bara vit même un château dans l'une d'elles.
« C'est magnifique » dit Bara dans un soupir. « Moi, j'ai plein de livres à la maison, mais pas
un qui soit si beau. »
« Plein de livres ? » Charles n'en revenait pas. « Pourtant les livres sont si affreusement chers ! Seuls les cloîtres possèdent plein de livres ! Comme ton père devrait être riche pour que tu puisses avoir plein de livres… Ou là-bas, chez vous, ils ne sont pas chers ? »
« Eh bien, ça dépend » réfléchit Bara. « Certains le sont, d'autres pas. Un livre peut par
exemple même coûter cinq cents couronnes. »
« Couronnes ? »
« C'est notre monnaie. »
« Et que peut-on acheter pour une couronne ? Par exemple combien de… moutons ? » Bara rit. « Pas un seul. Pour une couronne, on ne peut presque rien avoir. »
« Alors combien coûte, disons, un pain ? »
« Environ vingt couronnes » estima Bara.
« Le pain coûte chez vous vingt couronnes et un livre cinq cents ? » Charles n'en croyait pas ses oreilles. « Le livre n'est que vingt-cinq fois plus cher qu'une miche de pain ? » Bara haussa les épaules. « Il se peut que oui. »
Charles dut s'asseoir.
« Ça veut dire que, chez vous, presque tout le monde peut s'acheter un livre ! »
« Ben, bien sûr, pourquoi pas ? »
« Tu… tu dois vivre à une époque merveilleuse si chacun peut s'acheter un livre. » Charles lui lança un regard mi-enthousiaste mi-jaloux.
« Ça nous paraît… » L'ancien français ne possédait pas le mot « normal », mais Bara en
trouva un qui lui ressemblait : « … courant. »
« Tu sais combien vaut ce livre ? » Charles désigna le livre sur le pupitre.
« Ben, plus, je suppose, » jugea Bara. « Il est grand et il y a de belles images. »
« Il vaut environ six cents vaches. »
« Quoi ?! » s'écria Bara, stupéfaite. Elle ne savait certes pas quelle était la valeur d'une
vache, mais Thérèse lui avait une fois dit que les parents de sa cousine qui habitait dans la
Šumava lui avaient acheté un cheval, de la race huçul. Et qu'ils l'avaient payé trente mille
couronnes. Une vache devait coûter moins. Mais même si elle coûtait, disons, seulement
mille couronnes, bien qu'elle en coûte sûrement bien plus, le prix d'un livre s'élèverait à six
cent mille !
« Quoi ?! » Bara était abasourdie après avoir obtenu un tel résultat. « Pourquoi est-il si horriblement cher ? »
« Quand ce sera le moment, je te l'expliquerai et toi, tu m'expliqueras comment ça se fait que chez vous les livres soient si bon marché », décida Charles.

P. 66 - 69
« S'enfuir ?! » Blanche n'en croyait pas ses oreilles.
« Il veut t'enlever. Mais si tu ne le veux pas, il suffit de ne pas porter ce collier. Et n'en parle
à personne ! »
« Il veut s'enfuir avec moi ? » répéta Blanche, ébahie. « Il est vraiment amoureux de moi ! »
« On dirait, oui. » Bara haussa les épaules. Une tâche bien plus désagréable l'attendait
maintenant, à savoir expliquer à Blanche que son chéri était déjà quelque peu marié. Mais
avant que Bara ait pu s'y résoudre, Blanche, tout excitée, se mit à courir dans tous les sens
dans la chambre, levant ses mains jointes.
« Oui, je porterai demain ce collier au cou ! Oui, oui, mille fois oui ! Ça m'est égal de savoir
ce qu'en dira mon frère, sa cour, toute la France ! Je partirai avec l'homme que j'aime !
L'amour est plus grand qu'une situation, qu'une couronne royale, que la richesse, que la
promesse que j'ai faite dans mon enfance sans savoir ce que je promettais ! Dieu voit bien
cette injustice ! Je le ferai délibérément, pour mettre au défi tous ceux qui m'ont mariée –
que dis-je mariée ! Qui m'ont vendue, vendue parce qu'ils étaient avides de pouvoir ! C'est
pour les défier, eux, que je porterai demain ce collier et m'enfuirai avec l'homme qui m'aime !
Oui, je le ferai ! »
« Un moment » l'arrêta Bara. « Qu'est-ce que tu as dit ? Qu'ils t'ont mariée ? »
« Oui. Ils m'ont mariée pour cause d'Etat, paraît-il ! »
Bara profita de l'occasion. « Alors vous vous trouvez avec Charles dans la même situation.
On l'a aussi marié alors qu'il était enfant. »
Blanche la regarda avec étonnement.
« Comment ?! Il est – mais ce n'est pas… oh non ! »
Et voilà, c'est fichu, pensa Bara.
« Ils n'ont pas pu lui faire ça !! » Blanche termina sa phrase, les yeux remplis de larmes.
« Pauvre Charles ! »
Alors ça, c'est intéressant, se dit Bara. Au lieu de faire une scène comme dans une série
télé mexicaine parce qu'il l'avait menée par le bout du nez, elle va encore le plaindre !
« Nous avons un destin commun. Qu'est-ce qui pourrait nous rapprocher plus qu'une souffrance commune ? » Blanche s'enthousiasmait. « Oui, nous fuirons ensemble et soit nous arriverons à commencer une vie nouvelle quelque part, bien que dans la pauvreté, soit ils nous rattraperont et nous ramèneront là où est notre place, mais le souvenir de ces quelques heures, jours, semaines ou mois que Dieu nous aura accordé de passer ensemble nous donnera la force jusqu'à la fin de notre vie dans les moments où le fardeau d'une union forcée pèsera trop fort sur nos épaules ! »
Seigneur, soupira Bara, elle a quatorze ans et elle parle comme Roméo et Juliette. Enfin plutôt comme Juliette. De Chexpire. Zut, comment on l'écrit en fait ? Un peu comme un milk shake… oui comme… ah oui, Shakespeare.

P. 120 - 122
Le roi et la reine à ses côtés s'assirent en hauteur sur des sièges décorés. Les places autour
d'eux étaient surtout occupées par des dames, magnifiquement vêtues, parce que la plupart
des seigneurs se préparaient pour le tournoi.
Puis le son d'une fanfare retentit à nouveau et les chevaliers qui devaient combattre en ce jour en l'honneur du roi entrèrent en lice pour le saluer. Bara avait les yeux qui brillaient devant toute cette splendeur. Les chevaliers arboraient sur la tête divers panaches de toutes les couleurs, généralement choisis de manière à s'accorder avec ce que Bara aurait appelé une longue robe sans manches à deux couleurs ou sur laquelle on avait cousu différents motifs, et qu'ils portaient par-dessus leur armure. Leurs chevaux étaient également couverts de tissus, des mêmes couleurs et avec les mêmes ornementations que ceux de leurs maîtres, qui leur dissimulaient la tête et l'encolure. Seuls le museau, les yeux et parfois les oreilles des chevaux étaient libres ; certains portaient des sortes de petits bonnets sur celles-ci. Dans l'ensemble, on avait l'impression qu'on avait jeté sur le cheval une tente qui flottait derrière lui et qui lui arrivait à peu près à la mi-jambe. Les bêtes avaient sur la tête des sortes de casques pour chevaux, dont certains étaient ornés de panaches ou de diverses figurines.
Charles profita du fait que Bara ne comprenait absolument rien aux armes utilisées lors d'un
tournoi pour tout lui expliquer, plein d'enthousiasme : que la longue robe sans manches
s'appelait en réalité un surcot, que les chevaux portaient un caparaçon et que le tout était
aux couleurs du blason du chevalier ; que ses armoiries étaient représentées sur le bouclier
du chevalier, ou parfois sur le caparaçon ou le surcot, et que le vainqueur était celui qui
faisait tomber l'autre de la selle ou qui cassait le plus de piques possible. Il lui décrivit les
blasons qui lui permettaient même ainsi de reconnaître certains chevaliers et lui expliqua
les principes héraldiques qui les régissaient.
Charles interrompit soudain ses explications : « Voici mon père. » Bara promena son regard sur la lice en cherchant un cavalier et un cheval vêtus de rouge ; elle supposait que, si l'écusson tchèque arborait un lion blanc, en réalité un lion d'argent, sur un champ rouge - à vrai dire la seule explication qu'elle avait retenu de l'héraldique était qu'un objet de couleur ne pouvait pas être placé sur un champ de couleur ni un objet métallique sur un champ métallique -, Jean serait en rouge. Mais c'était plus compliqué que cela.
Le bouclier que Jean brandissait dans la main gauche était divisé en quatre champs. Deux d'entre eux montraient le lion tchèque et les deux autres un lion rouge sur un fond rayé horizontalement de bleu et d'argent. Le surcot de Jean et le caparaçon du cheval étaient bariolés de la même manière. Charles expliqua à Bara que son père avait dans son blason non seulement les armoiries des rois tchèques, mais aussi celles des ducs de Luxembourg : le champ rayé qui comportait un lion rouge. Son cheval portait sur le front une figurine de dragon et Jean lui-même exhibait sur son heaume un énorme panache. Pas celui que Bara connaissait des contes, à savoir deux ou trois plumes d'autruche dressées vers le haut. Du reste, pratiquement aucun des chevaliers n'en portait de tel. S'il n'avait pas été fait de plumes, Bara aurait comparé sa forme à un balai d'environ un mètre de long mis à l'envers. Mais au lieu de poils, on y voyait deux épaisses rangées de longues plumes d'aigle – c'est Charles qui lui avait indiqué qu'il s'agissait de plumes d'aigle –, longées par de petites feuilles de tilleul décoratives en or.
« Ça doit être terriblement lourd ! » en jugea Bara.
« Ça l'est » acquiesça Charles. « Mais mon père est un homme fort. »
Bara remarqua que Charles avait dit cela avec orgueil et qu'il regardait son père avec fierté.
Cela la décontenança quelque peu, car elle avait l'impression que Charles ne supportait pas
tellement Jean. Alors elle lui posa la question directement.
Charles l'éclaira : « Je fais la différence. Je le déteste en tant que père. Mais je l'admire en
tant que chevalier et l'estime en tant que souverain. »
« On peut faire ça ? » Bara ne comprenait pas.
« Bien sûr. On doit le faire. Autrement, je ne pourrais rien apprendre de lui et nous ne
pourrions pas collaborer – et nous allons bientôt commencer à discuter des affaires touchant
au gouvernement. »
Bara devint muette d'étonnement. Elle, quand elle était fâchée contre quelqu'un ou lui faisait la tête, elle n'était pas capable de reconnaître qu'il pouvait y avoir quelque chose de positif en lui. Et Charles… c'était comme si Charles séparait très sévèrement en lui le futur souverain, empereur et roi du garçon de quatorze ans qui avait ses propres désirs, envies et peines. Bara était pleinement persuadée qu'elle-même ainsi que, elle s'en doutait dans son for intérieur, certains adultes ne seraient pas capables de le faire.
