Rome

Emoi à Pompéi

traduit par Andrea Rychtecky Riond

P. 14 - 18

Bara ouvrit les yeux et, éblouie par un soleil brûlant, les referma aussitôt. Elle les ouvrit tout lentement à nouveau en les protégeant de sa paume : ses yeux, habitués à la pénombre du grenier avaient de la peine à se faire à la vive clarté.

Elle put enfin regarder autour d'elle.

Elle devait se trouver dans une sorte de marché. Elle était debout au milieu d'une foule, les vendeurs criaient et poussaient les gens à acheter leur marchandise, on entendait au lointain meugler des vaches et bêler des moutons. Il lui sembla même avoir entendu hennir un cheval. Elle se tenait avec d'autres personnes dans une sorte d'enclos en bois. A la différence de ceux qui passaient à côté, ces gens-là étaient silencieux. Comme si tout ce qui se passait autour ne les intéressait pas.

Elle entendit un hurlement rageur : « Pourquoi n'a-t-elle pas les jambes blanchies ? Pourquoi est-ce que je te nourris, espèce de gibier de potence ? Tu veux que je te vende dans les mines ? »

« Non, maître, excuse-moi, je vais corriger cela » répondit au colérique une voix légèrement contrariée. Après quoi, quelqu'un saisit Bara sous les aisselles, la mit dans une sorte de cuve remplie jusqu'au bord de chaux liquide, l'en sortit et la reposa par terre.

Bara avait les jambes blanches jusqu'aux genoux et avait même trempé dans la chaux l'ourlet de son habit qui ne consistait en somme qu'en un rectangle d'un quelconque tissu jaunâtre cousu par ses bords et comportant une ouverture pour la tête. Surprise, elle se tourna vers le gaillard qui l'avait soulevée comme une plume et eut juste le temps de voir son dos musclé se faire zébrer par une cravache que brandissait un gros lard furieux en sueur.

« Les premiers clients arrivent et elle n'a pas les jambes blanchies ! Par Hercule ! » Le gros écarquilla les yeux : « Ou bien as-tu, espèce de bon à rien, fourré parmi ceux qui sont là pour la première fois une fille qui avait déjà été mise en vente ? »

Il se tourna vers Bara.

« Tu as déjà été vendue ? » lui aboya-t-il contre. Comme il transpirait, il sentait fortement l'ail.

Bara secoua la tête en toute franchise et le gros poussa un soupir de soulagement, de même que le gaillard qui venait de tâter de la cravache. Le petit gros examinait Bara avec attention, ce qui provoquait chez cette dernière une sensation vraiment très désagréable.

« Cette fille ne me dit rien » déclara l'homme à la bedaine.

« Que sait-on d'elle ? »

Le musclé haussa les épaules.

Le gros lui postillonna dessus : « Toi, tu n'en sais bien entendu rien du tout ». Il postillonna, au sens littéral du terme, parce que, comme il s'énervait, de la salive giclait de sa bouche et c'était dégoûtant. « Tu ne sais jamais rien ! Pourquoi est-ce que je te nourris ? Je te vendrai dans les mines, gibier de potence !! » Il répéta sa menace, manifestement habituelle chez lui, parce que le gorille restait là, debout, sans broncher.

En fait, le gros ne traitait pas l'autre de gibier de potence, ce terme étant en français simplement le plus proche par le sens. Dans la langue dans laquelle ils parlaient, cela sonnait comme une sorte de porteur de fourche. Furcifer. Un peu comme Lucifer. Mais Bara ne comprenait pas ce qui pouvait être si mauvais dans des fourches pour qu'elles aient un sens analogue à un gibet. Alors elle n'y pensa plus.

« Que sais-tu faire ? » Le gros aboya une fois encore à l'attention de Bara.

Bara haussa les épaules, parce qu'elle ne savait que répondre. Est-ce qu'elle doit dire qu'elle sait lire et écrire, cuire une tarte, exécuter une roue sans les mains à la gym, faire du patin à roulettes ou qu'elle sait utiliser Word et enfin jouer une œuvre tirée du Petit livre de notes pour Anna Magdalena Bach avec ses nuances ? Ou que veut entendre ce gras du bide ?

« Tu comprends au moins le latin ? »

Bara acquiesça. Ah, alors cette langue est du latin, pensa-t-elle. Le latin était utilisé par les savants du Moyen Age, ça, elle le savait, mais on n'avait pas le sentiment d'être au Moyen Age ici et ce gros ne donnait certainement pas l'impression d'être un savant.

« Comment t'appelles-tu ? »

« Bara Holecek. »

Le petit gros écarquilla les yeux :

« Bara comment ? »

« Holecek. »

Le petit gros cracha par terre.

« Ces noms indigènes sont impossibles. Ah, Lucius Lollius, de si bon matin ! » Il afficha en un instant un air amical et mielleux et se précipita vers quelqu'un qui arrivait en direction de l'enclos. « Déjà sur le chemin de la maison, n'est-ce pas ? Je ne m'étonne pas que tu te sois levé tôt, il va faire une sacrée chaleur aujourd'hui. Ça vaut la peine de faire un bon bout de chemin déjà le matin, avant que le soleil ne tape dur ! »

Lucius Lollius arrêta la logorrhée du gros lard d'un geste de la main.

« Tu as quelque chose pour moi, Publius Crassus ? » Quel nom, pensa Bara. Crassus. Comme de la crasse.

Surtout quand ils disent Crassus au vocatif : Crasse. Ça lui va assez bien, à ce gros dégoûtant.

« Comme je te le disais – je veux une jeune fille convenable, travailleuse et à cheval sur la propreté, qui parle vraiment bien le latin. Je suis fatigué de ces esclaves dont on n'arrive pas à se faire comprendre. Notre gouvernante se fait vieille, on a besoin de quelqu'un qui puisse entre autres aller faire le marché le matin – je ne peux pas y envoyer l'esclave germaine qui ne sait dire que oui, maître, non, maître. Tu comprends. »

« Je te comprends parfaitement, Lucius Lollius, on doit toujours s'énerver avec ces esclaves » approuvait Publius Crassus. « Mais il me semble avoir exactement ce que tu cherches. C'est la première fois qu'elle est au marché, son maître la vend parce qu'il a fait faillite, autrement il ne s'en serait jamais séparé. Une jeune fille travailleuse, assidue, obéissante, d'environ douze ans – ce sera bientôt une beauté. Elle est à toi pour trois mille sesterces. »

« Trois mille sesterces ? » s'effraya Lucius Lollius. « Ce n'est pas peu. Montre-la-moi.»

Publius Crassus tira Bara par la main.

Quoi ? songea Bara. Ils me vendent ?!

Lucius Lollius l'observait un moment en silence. C'était un homme à cheveux et yeux sombres, de l'âge du papa de Bara, bronzé, avec un nez d'aigle et une ride entre les sourcils. Il était rasé de près et portait – Bara n'aurait pas hésité à le dire – un drap de lit. Comme s'il était en entier enveloppé dans une sorte de rideau jaunâtre.

Son épaule et son bras droits étaient libres de tout mouvement, permettant d'entrevoir en dessous une espèce de chemise à manches courtes. Derrière lui se tenait un jeune homme d'environ vingt-cinq ans, la tête entièrement rasée, sur laquelle trônait un chapeau de paille qui la protégeait du soleil. A en juger la couleur de ses sourcils, il devait être d'un roux magnifique. Lui n'était pas enveloppé dans un rideau, mais portait une blouse semblable à celle de Bara, plus courte, juste au dessus des genoux.

« Hm, elle est présentable. Mais trois mille… » Lucius Lollius hésitait. Il palpa les bras de Bara. « En somme assez musclée » jugea-t-il enfin.

Evidemment que je le suis, je fais de la gym artistique depuis l'âge de quatre ans, ricana Bara pour elle-même.

« Mais elle est trop jeune, elle ne peut encore accomplir beaucoup de travail. Je ne t'en donnerai pas plus de deux mille » décida Lucius Lollius.

« Quoi ? » Publius Crassus prit un air horrifié. « Deux mille pour une telle future beauté ?! Travailleuse, obéissante, bien éduquée ? Lucius Lollius, tu veux me réduire à la mendicité ? »

« Non, non, c'est toi qui veux me mettre sur la paille ! » riait Lucius Lollius.

« Comment s'appelle son ancien maître pour que je lui demande si elle possède toutes ces qualités dont tu parles ? »

« Bon, d'accord, alors deux mille » Publius Crassus capitula, dégoûté.

Lucius Lollius se tourna vers le jeune homme au chapeau de paille : « Rufus, paie-le ». Celui-ci allongea l'argent à Publius Crassus sur une petite table branlante en bois. Publius Crassus les recompta soigneusement en soupirant sans cesse d'avoir vendu Bara pour une bouchée de pain et d'y avoir perdu, mais que ne ferait-il pas pour sa vieille connaissance Lucius Lollius ? Il irait même mendier sa vie. Lucius Lollius n'y accordait aucune attention et appela une litière en frappant dans ses mains. C'était une sorte de civière pourvue d'un baldaquin qui la protégeait du soleil, portée par deux Noirs. Bara n'avait jamais vu de si près des Noirs aussi grands et aussi musclés. En fait, elle n'avait jamais vu de Noirs de près. Ceux-ci avaient l'air d'être sortis tout droit d'un thriller américain. Ils devaient mesurer près de deux mètres, avaient des membres longs et minces, mais musclés, et de larges épaules. Et ils étaient complètement, totalement, noirs, pas couleur chocolat, mais noirs comme de l'ébène poli. Seuls leurs blancs de l'œil et leurs dents brillaient. Deux autres Noirs portaient sur la tête de lourds paniers en osier. Tous les quatre portaient des chaussures à lacets qui leur montaient jusqu'aux chevilles, mais avec la pointe et le talon ouverts, de courtes jupettes rouges faites du même tissu que les rideaux de la litière et une boucle d'oreille en or dans l'oreille gauche.

« Tu veux l'attacher avec une corde, Lucius Lollius ? » demanda encore Publius Crassus, au moment où Lucius Lollius se couchait sur la litière - pas sur le dos mais sur le côté.

« Tu louais son obéissance » lui rappela Lucius Lollius.

« C'était pour qu'elle ne se perde pas dans cette cohue. » Publius Crassus fit un mouvement circulaire de la main. « Tu sais ce que c'est, Nea Polis est une ville animée, la fille ne la connaît pas, elle ne se rappelle pas encore ton visage… »

« Rufus, fais attention à elle » demanda Lucius Lollius au jeune homme au chapeau de paille.

« Porte-toi bien, Publius Crassus ! » Il prit congé du ventripotent et la litière se mit en mouvement, les Noirs avec les paniers, Rufus et Bara derrière.

Photo: Andrea Rychtecky Riond
Photo: Andrea Rychtecky Riond

P. 75 - 76

Ils partirent chercher le garum chez son fabricant le plus célèbre, Aulus Umbricius Scaurus. En chemin, Talpa expliqua à Bara de quel genre de curiosité il s'agissait.

« Une sauce. » 

« Une sauce ? Quelle sauce ? » 

« Une… piquante » dit Talpa. « Une fois, j'en ai bu une goutte. Excellente. » 

Talpa se réjouissait visiblement de pouvoir éventuellement en goûter un peu à nouveau. Bara se réjouissait également, jusqu'à ce qu'ils arrivent dans l'échoppe de Scaurus, où ça embaumait comme dans l'antre d'un putois.

« Dis, qu'est-ce qui sent si mauvais ici ? » demanda Bara à Talpa à voix basse, lorsqu'ils attendaient leur tour d'être servis. 

« Eh bien, il faut un moment avant que le garum ne soit prêt. » 

« Je ne comprends pas. » 

« Il est fait à partir de poissons que l'on met dans des jarres et que l'on mélange avec quelques épices – chaque fabricant a sa recette secrète. Et chacun donnerait tout l'or du monde pour connaître celle de Scaurus. Ensuite on expose ces jarres deux ou trois mois au soleil. »

« Quoi ? Mais ça doit tourner horriblement vite ! » Bara écarquilla les yeux d'étonnement.

« Avec le temps, ça devient une sorte de liquide » expliquait Talpa et l'estomac de Bara commençait à se soulever. « Ensuite, on le filtre pour qu'il n'y ait pas de restes d'arêtes et d'écailles, et voilà, on obtient du garum. »

« Pouah, beurk, c'est répugnant ! Comment peut-on manger des poissons avariés depuis deux mois et qui sont déjà à l'état liquide ? » Bara fit une grimace de dégoût.

« C'est une délicatesse » l'assura Talpa. Bara se rappela avoir lu quelque part qu'en Islande les gens mangeraient des requins putréfiés. On les enterre pour quelques semaines et après on les déguste. Du coup, les Islandais se régaleraient ici.

Dès qu'ils sortirent de l'échoppe, Bara fourra la jarre qui contenait cette merveilleuse sauce dans les bras de Talpa : « Tiens, porte-la. » La jarre était fermée par un bouchon scellé par de la cire, donc aucune odeur ne filtrait au-dehors, mais même la jarre en tant que telle dégoûtait Bara. « Qu'est ce que tu tripotes sans arrêt dans la main ? »

Talpa lui montra sur la paume une petite figurine de chien en cire. Très jolie.

« Oh, où l'as-tu trouvée ? » 

« Je l'ai faite moi-même. » 

« Donne-la-moi ! »

« Elle va s'écraser de toute manière, elle est en cire. » Talpa écrabouilla le petit chien et le jeta. « Pourquoi as-tu fait ça ? Un si joli petit chien ! » Bara se mit en colère.

« Et, en fait, où as-tu trouvé de la cire ? » Chez les Lollii, on ne s'éclairait pas avec des bougies mais avec des lampes. « J'imagine que tu en as détaché un morceau des jarres chez Scaurus ! »

« Mais pas du tout » riait Talpa. « Je l'ai trouvée par terre près de notre entrée de derrière. »

« Je n'en suis pas si sûre » se renfrogna Bara.

« Viens, je vais te montrer quelque chose » lui proposa Talpa comme pour faire la paix et il se dirigea du côté opposé du chemin de la maison.

P. 107 - 108

Le matin, Spendusa envoya, comme à son habitude, Bara et Talpa au marché. 

« On ne devrait pas passer chercher un médecin ? » proposa Bara. Rufus était toujours en proie aux fièvres.

« Un médecin ? Tu veux dire pour Rufus ? » Spendusa la regarda comme si un céleri lui avait poussé sur la tête. « Un médecin pour un esclave que son maître a fait fouetter pour le punir ? Tu es folle ? » Bara fut prise au dépourvu par cette réponse, parce qu'elle savait à quel point Spendusa appréciait Rufus et qu'elle s'inquiétait pour lui. Talpa lui expliqua en chemin que les médecins ne soignaient que des gens libres et que les maîtres ne les appelaient au chevet d'un esclave qu'au cas où il s'agissait d'un esclave très cher. Et que même dans ce cas, le médecin présentait des honoraires très élevés, parce que soigner un esclave était humiliant pour lui.

« Peut-être si c'était Créon qui tombait malade » dit Talpa, pensif. « Créon avait coûté beaucoup et c'est un bon cuisinier. Il est possible qu'on enverrait chercher un médecin. »

Bara avait l'impression qu'on lui avait renversé un pot d'eau bouillante sur la tête.

Lorsqu'elle attendait devant la boulangerie que Talpa en rapporte du pain, une fillette s'approcha d'elle et lui fourra un morceau de papyrus dans la main.

« Pour Bara de la part de Felis Barbara » souffla-t-elle et disparut.

Le cœur de Bara ne fit qu'un bond. Que pouvait bien lui vouloir Felis Barbara ? Elle regarda autour d'elle pour voir si personne – et en particulier Talpa - n'arrivait et déplia la lettre.

Quand tout le monde dormira, ouvre-moi l'entrée de derrière. Pas un mot à qui que ce soit. F.B.

Ni plus ni moins.

Dans les films d'aventure, les agents qui se retrouvent dans une telle situation mangent d'habitude la lettre secrète, mais déjeuner d'un papyrus plein d'encre n'était pas du tout du goût de Bara. Alors elle le déchira en vitesse en petits morceaux qu'elle jeta dans la rigole à côté du trottoir, là où on déversait les eaux usées.